- Compilateurs et humanistes
- Compilateurs et humanistesL’esprit d’Alcuin, c’est-à-dire celui de Bède et d’Isidore de Séville, se propagea sur le continent au IXe et au Xe siècle. La plupart de ceux que nous allons citer sont à la tête des grandes abbayes de la chrétienté, Saint-Martin de Tours, Fulda, Corbie ; plusieurs sont évêques ; aucun n’est étranger à la politique ; tous sont des humanistes qui ne conçoivent pas que la culture des clercs soit possible sans la lecture de ce qui reste des auteurs classiques.Sous l’influence des « Scots », on se remet à apprendre le latin : on écrit des collections d’extraits de manière à avoir à sa disposition, pour les sermons et les commentaires, un trésor de maximes morales et de modèles littéraires. Sedulius Scotus, qui écrivit sous Charlemagne un De rectoribus christianis, où il enseignait les devoirs d’un roi chrétien, est l’auteur d’extraits de ce genre. A côté des écrivains littéraires et historiens comme Orose, les auteurs de l’Histoire auguste, quelques discours de Cicéron, on y trouve des moralistes et des philosophes, les Sentences de Sextius le Pythagoricien, le De Moribus attribué à Sénèque, les Tusculanes et les Paradoxes de Cicéron, le Songe de Scipion de Macrobe, les Mémorables de Valère-Maxime, une collection de proverbes grecs. Les Irlandais recouraient, semble-t-il, non seulement aux manuscrits qu’ils avaient collectionnés dans leur pays, mais à ceux qu’ils trouvaient sur le continent. Il n’y a rien dans tout cela que de fragmentaire, rien qui les poussât à comprendre d’ensemble les doctrines qu’ils touchaient. Ils y trouvaient en revanche quantité de notions morales définies : le livre IV des Tusculanes, que Sedulius connaît presque en entier, contient les définitions des passions, classées par genres et par espèces, et des discussions sur l’impassibilité du sage, et le livre V, qu’il connaît aussi, soutient que la vertu est suffisante au bonheur. De Valère-Maxime, il a retenu des passages sur le bonheur du sage (VII, 1-2) et sur la vie simple (IX) ; si l’on y ajoute la définition des vertus cardinales qu’il a recueillies au De Inventione (II, 159) de Cicéron, l’on verra que ses préoccupations répondent à celles de saint Nil en Orient, de saint Martin de Braga, de saint Ambroise, de tant d’autres qui introduisirent dans le cloître un peu de la sagesse morale des anciens.Les extraits du Songe de Scipion de Macrobe, tirés des chapitres xiv à xvi du livre II, ont pour sujet les objections que les platoniciens adressaient à Aristote au sujet de la nature de l’âme ; c’était le commentaire du fameux passage du Phèdre, où Platon définit l’âme un « mouvement qui se meut lui-même » ; Aristote, au VIIIe livre de la Physique, montrait qu’il y avait là un concept contradictoire, puisque le moteur doit toujours être distinct du mobile ; ce sont les objections d’Aristote que réfute Macrobe, qui voit dans l’âme le principe de son propre mouvement, et qui en conclut « qu’elle ne peut naître de rien autre ; car, si elle naissait de quelque chose, elle ne serait pas principe ». Sedulius cherchait, semble-t-il, dans ces textes des éclaircissements sur le problème de la nature et de l’origine de l’âme, dont s’était tant inquiétée la génération précédente. Il complétait son information métaphysique par des extraits des Pères, de Lactance, sur l’origine de la matière, de saint Ambroise sur diverses opinions relatives à l’origine du monde.Fridugise, venu d’Angleterre avec Alcuin, lui succéda à l’abbaye de Saint-Martin de Tours, et, de 819 à 834, fut chancelier de Louis le Pieux ; il écrit une lettre De nihilo et tenebris, où, à la suite d’Isidore de Séville, il s’essaye timidement à découvrir par le raisonnement et l’autorité le sens du mot nihilum dans l’expression creatio ex nihilo ; il faut avouer qu’on croirait lire quelque sophisme d’un Euthydème qui se prendrait au sérieux ; en disant : le rien est néant, on lui attribue l’être ; d’autre part, tout nom a une signification : le nom nihil veut donc dire quelque chose ; « les ténèbres étaient », dit l’Écriture, il faut donc qu’elles soient quelque chose.Un autre élève d’Alcuin, Raban Maur, né à Mayence vers 780, élève à Saint-Martin de Tours, fut maître à l’abbaye de Fulda, dont il devint l’abbé en 822 ; il fut archevêque de Mayence en 847 et mourut en 856. Il expose ainsi, dans le De Universo ou De rerum naturis, ce qu’était l’idéal d’un clerc instruit à cette époque : scientiae plenitudo, c’est-à-dire là science des saintes écritures, avec un commentaire à la fois historique et allégorique, qui suppose la connaissance des arts libéraux ; vitae rectitudo, eruditionis perfectio, c’est-à-dire l’élégance de langage que l’on acquiert par la pratique des bons auteurs. Lui-même, il accomplit ce programme, en faisant des extraits des commentaires allégoriques de la Bible, en écrivant une encyclopédie, qui est une sorte de réédition des Étymologies d’Isidore de Séville, le De Universo (vers 844) ; il est l’auteur d’un livre de pédagogie pour les moines, le De Institutione clericorum (819), où il reproduit les trois derniers livres de la Doctrine chrétienne de saint Augustin et les vues de ce Père sur l’utilité des arts libéraux dans le De Ordine. Mais il a aussi écrit des poésies et des hymnes.A l’égard de l’usage des philosophes par les chrétiens, il reproduit la théorie de l’injuste possession, si fréquente chez les Pères : « Si les philosophes ont dit des choses véritables et d’accord avec notre foi dans leurs écrits, et surtout les platoniciens, non seulement il ne faut pas les craindre, mais il faut les leur reprendre comme à d’injustes possesseurs ». Il est vrai qu’il leur emprunte fort peu ; il possède et reproduit cette doxographie qui donne à presque tous les auteurs de ce temps une connaissance superficielle et faite de détails, de la philosophie antique ; mais il n’emprunte d’eux que ce qui est indispensable ; c’est ainsi qu’il remplace l’explication physique des cieux d’Isidore de Séville par une explication allégorique, qui n’exige aucune connaissance philosophique, et qu’il supprime beaucoup de citations d’auteurs profanes. S’agit-il des arts libéraux, il en justifie l’emploi de telle manière qu’il peut les limiter à la portion congrue : la grammaire est utile, parce que l’on y apprend la métrique, nécessaire à l’intelligence du psautier ; la dialectique, en nous apprenant les formes de raisonnement, nous fait voir ce qui peut se déduire légitimement de l’Écriture ; la rhétorique n’est, elle, que l’occupation des tout jeunes gens ; l’arithmétique, en apprenant les propriétés des nombres, nous sert souvent à pénétrer le sens secret des Écritures ; la géométrie, dont les règles ont servi aux constructeurs du tabernacle et du temple, est indispensable pour découvrir le sens spirituel des passages de la Bible qui s’y rapportent ; enfin, le comput ecclésiastique, pour déterminer la date des fêtes, ne saurait se passer de l’astronomie.C’est un utilitarisme pédagogique sans restriction dont Raban Maur fait d’ailleurs la théorie : si tout va à l’Écriture, c’est que tout en est venu : « Les choses que l’on trouve véritables et sages dans les livres des savants du siècle ne doivent être attribuées à rien qu’à la Vérité et à la Sagesse ; ce n’est pas ceux dans les écrits de qui on les lit qui les ont d’abord établies ; émanant éternellement de Dieu, elles sont découvertes autant que l’a permis la Vérité ou Sagesse, maîtresse et lumière de tous ; et c’est pourquoi il faut tout rapporter à un terme unique, et ce qui est utilisable dans les livres des Gentils, et ce qui est salutaire dans l’Écriture. » C’est donc la théorie augustinienne du maître intérieur qui amène des hommes comme Raban Maur à borner ainsi le savoir. Il sait que les arts libéraux étaient liés, chez les Gentils, au culte des idoles et aux arts magiques ; l’esprit, laissé à sa propre curiosité, mêle immédiatement l’erreur à la vérité.De Tours, la science d’Alcuin parvint ainsi à Fulda. De Fulda, elle rayonna par plusieurs de ses disciples devenus abbés de grands monastères, par Servatus Lupus, qui fut abbé de Ferrières, de 842 à 862 ; par Walafried Strabo, qui mourut abbé de Reichenau, en 849 ; par Candidus aussi, qui succéda à Raban Maur en 822, comme maître de l’école du monastère.Loup Servat paraît bien avoir été l’érudit selon le cœur de Raban Maur ; il est familier avec Horace, Virgile, Cicéron, Aulu-Gelle, Macrobe ; il sent les dangers que court cet humanisme, que beaucoup traitent de superstition : « L’amour des lettres, raconte-t-il, est né en moi dès ma jeunesse, et je ne m’ennuie pas de leurs loisirs, qu’on appelle maintenant superstitieux ; c’est un fardeau maintenant que de vouloir apprendre ; les ignorants, dès qu’ils trouvent quelque faute en ceux qui ont fait des études, l’imputent non au défaut de l’homme mais à la qualité des doctrines » ; aussi, par crainte de ce jugement, voit-on beaucoup de gens s’éloigner de l’étude. Lui-même il a, avec Éginhard et d’autres amateurs des lettres, une correspondance qui ne paraîtrait pas déplacée en plein XVIe siècle ; il demande à Éginhard son édition de la Rhétorique de Cicéron, pour corriger son propre exemplaire, qu’il sait fautif ; il le prie de lui envoyer les Nuits attiques d’Aulu-Gelle ; ailleurs, il lui signale quelques passages de l’Arithmétique de Boèce, qui lui semblent obscurs. Il remercie un autre correspondant de ses corrections à Macrobe. Il écrit au métropolite de Tours pour le prier de lui envoyer le Commentaire de Boèce sur les Topiques de Cicéron. Toute sa correspondance, si variée, donne une assez haute idée des liens intellectuels entre les monastères de ce temps ; les « disciplines libérales » étaient cultivées dans la forêt germanique ; les écrivains latins étaient estimés à ce point que tel prêtre de Mayence composait une « satire » où l’on voyait « Cicéron et Virgile et les hommes les plus célèbres admis dans le collège des élus pour que le Seigneur n’ait pas versé en vain son sang ni perdu son temps aux Enfers ».Cela n’empêche d’ailleurs pas que Servat Loup n’écrive des livres théologiques, où s’exprime le mieux l’augustinisme du temps, un De tribus quaestionibus, composé d’un De libero arbitrio, d’un De paedestinatione et d’un De sanguinis Domini taxatione. Écrivant contre les pélagiens, il remarque tout ce qu’ont de choquant pour un chrétien les idées de Cicéron et de Virgile, cette autonomie stoïcienne qui leur fait dire que l’homme ne doit qu’à lui-même son bonheur et qu’il est lui-même son seul espoir ; la splendeur des mots ne doit pas cacher l’orgueil du gentil.De l’abbaye de Fulda sort aussi Walafried Strabo, abbé de Reichenau, mort en 849 ; il écrit des poèmes, il compose ou plutôt il compile, à l’usage des clercs, un assez bref commentaire de l’Écriture, la Glossa ordinata, qui, jusqu’au XIIIe siècle, servira d’instrument de travail ; c’est un de ces commentaires en chaîne, dont le type remonte à Philon d’Alexandrie, qui explique l’Écriture verset par verset.Candidus enfin utilise le De natura deorum de Cicéron pour prouver l’existence de Dieu : dans la hiérarchie des êtres, l’homme raisonnable est au sommet ; or, l’homme n’est pas indépendant et n’a pas la toute-puissance ; il faut donc qu’il y ait un être meilleur que lui et dont il dépend. Dieu est donc l’achèvement nécessaire de la ligne hiérarchique que l’on voit commencer par l’être, et continuer par l’être vivant et l’être raisonnable.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.